Éloge du carburateur

Le titre de cet article, « Eloge du tachéomètre », est un plagiat. J’espère que l’auteur de l’œuvre originale (Éloge du carburateur), Matthew B. Crawford, ne me poursuivra pas au pénal. L’emprunt est plus une forme d’admiration et de promotion qu’un manque criant d’imagination. Il a ça de pertinent, à mon sens, qu’il rapproche les deux objets – la carburateur et le tachéomètre – et surtout ce qu’ils sous-tendent.

Éloge du carburateur est, comme le sous-titre du livre l’indique, un essai sur le sens et la valeur du travail. Il questionne le travail et son évolution dans le temps, la place qu’il prend dans nos vies et comment nous le considérons, le sens qu’il peut procurer ou, au contraire, dont il peut nous priver. Il réhabilite enfin, via un prisme très personnel et presque en guise de synthèse aux différents arguments avancés au fil des pages, l’honneur du travail manuel, en tant que ce dernier réunit le faire et le penser.

Matthew B. Crawford est diplômé de physique. Il étudie ensuite la philosophie avant de valider un doctorat d’histoire de la pensée politique. Il est embauché dans la foulée au département recherche de son université. Au bout d’un an, il reçoit un coup de fil d’un de ses anciens profs « qui me demandait si j’étais intéressé à travailler comme directeur d’un think tank de la capitale, avec salaire plus que substantiel à la clé. Je passai l’entretien d’embauche et obtins le poste. Pourtant, je ne tardai pas à découvrir que ce nouveau travail était loin de me satisfaire. Les prétentions intellectuelles de mon office étaient plus formelles que substantielles. Il s’agissait en fait de donner un vernis de scientificité à des arguments tout à fait profanes qui reflétaient divers intérêts idéologiques et matériels. Ainsi par exemple, à propos du réchauffement planétaire, je devais m’arranger pour mettre en scène des thèses compatibles avec les positions des compagnies pétrolières qui finançaient la fondation. »

Il démissionne cinq mois plus tard, déprimé.

Passionné de mécanique moto, il s’oriente dans cette voie et ouvre un atelier de réparation de motos.

Anecdotes, analyses philosophiques, réflexions historiques et sociologiques se heurtent et se combinent pendant tout le livre. A la fois philosophe et réparateur motos, l’auteur livre ses pensées avec une plume percutante et drôle. J’ai pioché quelques extraits pour vous donner un aperçu :

Sur le management :

« La génération actuelle de révolutionnaires du management s’emploie à inculquer de force polyvalence et flexibilité aux salariés, et considère l’éthos artisanal comme un obstacle à éliminer. Le savoir-faire artisanal signifie en effet la capacité de consacrer beaucoup de temps à une tâche spécifique et de s’y impliquer profondément dans le but d’obtenir un résultat satisfaisant. Dans la novlangue du management, c’est là un symptôme d’introversion opérationnelle excessive. On lui préfère de loin l’exemple du consultant en gestion, qui ne cesse de vibrionner d’une tâche à l’autre et se fait un point d’honneur de ne posséder aucune expertise spécifique. Tout comme le consommateur idéal, le consultant en gestion projette une image de liberté triomphante au regard de laquelle les métiers manuels passent volontiers pour misérables et étriqués. Songez seulement au plombier accroupi sous l’évier, la raie des fesses à l’air. »

Sur les exigences cognitives du travail manuel :

« L’émergence de la dichotomie entre travail manuel et travail intellectuel n’a rien de spontané. On peut au contraire estimer que le XXème siècle s’est caractérisé par des efforts délibérés pour séparer le faire du penser. Ces efforts ont largement été couronnés de succès dans la vie économique, et c’est sans doute ce succès qui explique la plausibilité de cette distinction. Mais dans ce cas, la notion même de « succès » est profondément perverse, car partout où cette séparation de la pensée et de la pratique a été mise en œuvre, il s’en est suivi une dégradation du travail.

Une bonne partie de la rhétorique futuriste qui sous-tend l’aspiration à en finir avec les cours de travaux manuels et à envoyer tout le monde à la fac repose sur l’hypothèse que nous sommes au seuil d’une économie post-industrielle au sein de laquelle les travailleurs ne manipuleront plus que des abstractions. Le problème, c’est que manipuler des abstractions n’est pas la même chose que penser. Les cols blancs sont eux aussi victimes de la routinisation et de la dégradation du contenu de leurs tâches, et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé à affecter le travail manuel il y a un siècle. La part cognitive des tâches est « expropriée » par le management, systématisée sous forme de procédures abstraites, puis réinjectée dans le process de travail pour être confiée à une nouvelle couche d’employés moins qualifiés que les professionnels qui les précédaient. Loin d’être en pleine expansion, le véritable travail intellectuel est en voie de concentration aux mains d’une élite de plus en plus restreinte. »

Sur le sens :

« Mais dans la plupart des emplois liés aux grandes organisations, le travail effectué par l’individu n’a pas de sens pris isolément. A lui tout seul, le salarié individuel ne parait pas faire de différence. Sa formation l’a préparé à ce type d’environnement de travail et il ne voit guère comme il pourrait gagner sa vie autrement. Cela le prédispose à manifester sa déférence envers l’autorité exercée au sein de l’organisation car c’est elle qui donne un sens à son travail. A priori, un travailleur sur un chantier est lui aussi une simple pièce de la machine. Prenons l’exemple d’un électricien. L’installation de câbles, d’ampoules et d’interrupteurs n’a pas de sens en dehors du reste du travail de construction, qu’il s’agisse de celui des maçons qui montent les murs, des plombiers qui installent des canalisations et les robinets, de la fondation, du toit etc. Séparément, ces diverses tâches n’ont aucun valeur, prises ensemble, elles contribuent à définir un lieu de résidence habitable. La différence, c’est que sur un chantier, vous disposez de critères objectifs pour évaluer votre propre contribution indépendamment des autres, et ce sont mêmes ces critères qui serviront à vos camarades de travail pour vous juger. »

Même s’il faut absolument lire cet ouvrage pour cerner les réflexions de l’auteur, je résumerais sa thèse de la manière suivante : l’évolution du travail, dans certains secteurs et sous certaines formes, conduit à séparer le penser du faire. D’un côté, le travail intellectuel, le « penser », peut se révéler pauvre et déresponsabilisant, ce qui va à rebours des discours dominants. De l’autre, le « faire », bientôt réduit soit à un concept désuet, soit à une activité sans vraie valeur ajoutée, peut en fait s’avérer très riche intellectuellement, passionnant et porteur de sens.

Mais quel est donc le rapport avec le géomètre et son tachéomètre ?

En lisant ce livre, je me suis dit plusieurs fois que ce que constatait l’auteur à propos de son métier de réparateur motos pouvait tout à fait s’appliquer au géomètre. Une phrase en particulier m’a semblé particulièrement pertinente : « Une des principales sources de fierté que peut apporter le travail est l’exécution intégrale d’une tâche susceptible d’être anticipée intellectuellement dans son ensemble et contemplée comme un tout une fois achevée. »

En effet, je résume souvent mon métier en disant que le géomètre est un spécialiste de la mesure. Il mesure des choses, son environnement bien souvent, et restitue ce dernier sous forme de plan. Être sur le terrain, prendre des mesures, puis rentrer au bureau et dessiner le plan, c’est exactement l’exécution intégrale d’une tâche susceptible d’être anticipée intellectuellement dans son ensemble […] dont parle l’auteur.

Partant de là, on peut décliner un certain nombre de leviers d’épanouissement. L’épanouissement intellectuel induit par le fait de s’adapter à chaque terrain, donc réfléchir à chaque fois. Comment procéder ? Où stationner l’appareil ? Comment faire pour garantir la précision attendue ? Quel degré de détails faut-il relever ? Pour répondre à cette dernière question, il faut aussi et évidemment se questionner sur les besoins. Pourquoi je mesure tel ou tel élément ? Sera-t-il utile à mon client, au bureau d’études ou à l’architecte qui prendra le relais ? Le géomètre arbitre en permanence.

Un second levier, peut-être le plus important, est que le géomètre est utile. Utile au sens où ses plans constituent les fondations des projets ultérieurs d’aménagement, de constructions, ou d’urbanisme.

Se sentir utile tout en voyant directement le résultat de l’ensemble de son travail est très satisfaisant.

Sources :

Livre Éloge du carburateur – Essai sur le sens et la valeur du travail, Matthew B. Crawford

Article rédigé uniquement avec ma tête, sans intelligence artificielle.